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Le punk français rêve-t-il en rose ?
Does French punk dream “en rose?”

[End Page 1] « Mon speed c’est l’amour » chante en 1979 le groupe punk français Starshooter. Gageure ? Provocation ? Si la chanson des Lyonnais mérite précisément que l’on s’y arrête, c’est que le punk ne semble pas constituer a priori le terreau artistique le plus favorable au développement du thème amoureux. Inscrit dans la désespérance des jours et s’adossant à l’absence auto-proclamée de projection dans le futur (No Future), le punk incarne la rupture assumée avec tout ce qui renvoie aux codes de l’Establishment (Hebdige, (1979) 2008 ; McNeil, McCain, 2004) et rejette la contre-culture des aînés engluée dans un vain Peace and Love. Dans cette perspective, que peut-il bien rester à chanter de l’amour, à la fois thème rebattu par l’art institué et figure rhétorique établie de la culture rock désormais conspuée ?

Difficile pourtant d’extraire la sphère amoureuse du répertoire punk tant celle-ci s’impose d’emblée, massivement et charnellement, dans la revendication assumée et provocante des plaisirs autrefois tabous : « Sex and drugs and rock and roll », chante en 1977 Ian Dury. Certes, le sexe, même s’il ne représente qu’un prisme spécifique de la relation amoureuse, est une donnée consubstantielle au rock. Mais il devient brutalement et très visiblement autant l’une des thématiques quasi obsessionnelles du punk qu’un motif répétitif et jouissif de subversion et de provocation largement prisé et utilisé comme étendard par les acteurs du mouvement.

En Grande-Bretagne, les Sex Pistols (« Les bites ») jouent largement sur cette ambiguïté qui s’articule avec un imaginaire empruntant aux codes du bondage. Le groupe phare du punk britannique doit en grande partie son nom au duo Vivienne Westwood / Malcolm McLaren qui, au plus fort de son activité commerciale dans le domaine de la mode, vend dans sa boutique londonienne Sex, située au 430 Kings Road, des vêtements de la vie quotidienne inspirés par les accessoires et les codes du sadomasochisme et du fétichisme (Hebdige, (1979) 2008). Les Buzzcocks (« Les queues vibrantes ») se complaisent quant à eux dans des morceaux qui jettent une lumière crue sur les tabous de la vieille Angleterre. Leur titre de 1977 « Orgasm Addict », interdit d’antenne à la BBC, évoque l’obsession d’un adolescent pour des plaisirs sexuels qui passent par la masturbation : il se cache pour lire des revues interdites alors que sa mère s’interroge sur les mystérieuses taches sur ses jeans. Le thème sera repris un an plus tard de manière plus édulcorée par les Undertones dans « Teenage Kicks ». En France, le groupe Reich Orgasm, issu de la scène punk orléanaise en 1978, joue sur l’ambiguïté du nom qui évoque à la fois « l’empire de l’orgasme » et la mémoire de Wilhelm Reich, psychanalyste de la première moitié du XIXe siècle dont le travail porte sur la fonction libératrice de l’orgasme[1]. Si le sexe s’impose largement comme une épure de la transgression au cœur d’une scène très agitée, les textes du groupe ouvrent sur une vision tranchante et provocante des sentiments. La noirceur assumée du texte « Salope », en 1983, intègre une entreprise de dénonciation de l’ordre patriarcal et du cadre de domination auquel conduit le rapport amoureux appréhendé comme un masque autorisant la réification de l’autre : « L’amour c’est jamais que l’infini / Mis à la portée de tous les caprices / Animal je serai dans ton sexe / Je vomirai mon sperme et ma honte ». Ce thème de la chair, fût-il traversé par la mise en scène de la violence, s’arrime lui-même à d’autres focales amoureuses, en apparence – et en apparence seulement – plus conventionnelles, à commencer par la drague et les diverses péripéties de la relation amoureuse, quitte à renverser les rôles et à détourner le cours établi de l’amour pour mieux susciter un trouble dans l’ordre des relations et des conventions. Dès 1977, le groupe Bijou, originaire de la banlieue sud de Paris, ouvre son premier album Danse avec moi par le morceau « Garçon facile ». Le texte narre les exploits d’un jeune homme aux mœurs légères qui vit dans les affres d’un opprobre dévolu habituellement aux filles de petite vertu : « On m’appelle garçon facile / Et l’on me traite comme un chien / Mais je suis un mec habile / Et je saurai te faire du bien ». Même si le statut dominant de l’homme hétérosexuel n’est finalement que peu remis en cause, ce jeu avec les codes, qui est l’une des marques de fabrique du punk, montre également que l’amour constitue en réalité une matière riche dans laquelle le mouvement va puiser pour tenter de subvertir la société. En revendiquant un être au monde spécifique, caractérisé par des postures de rejet, de provocation et de détournement, le punk questionne et tord le fait amoureux. L’invention d’une rhétorique amoureuse singulière constitue dès lors à la fois un objet en tant que tel, entre subversion des sentiments et subversion par les sentiments, mais également un analyseur pertinent pour éclairer le fonctionnement des grands idéaux et des récits collectifs qui façonnent les imaginaires, et questionner le fonctionnement des sociétés modernes à travers leur capacité à s’émouvoir.

La question n’est donc tant celle de l’existence de « fragments d’un discours amoureux » (Barthes, 1977) dans les morceaux de musique punk que celle du « comment parle-t-on d’amour ? » et « de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’amour ? ». Le travail empirique autour d’un corpus qui embrasse les diverses facettes du fait amoureux, du premier baiser au sexe, en passant par la rencontre et la rupture, l’attirance pour le vice ou la violence, voire le viol, devient ici essentiel. L’analyse du discours amené à devenir tantôt choquant sur le fond, tantôt provoquant sur la forme, permet d’éclairer les transformations du monde tel qu’il se donne à voir, non plus à partir d’un point central, consensuel, conventionnel, mais à partir d’un regard construit aux marges, et dont la vocation à subvertir l’ordre établi renvoie en creux l’image d’une société à réinventer. C’est donc à partir d’un double constat, celui d’un mouvement confronté aux paradoxes de l’existentiel amoureux en contexte de désespérance et celui de l’amour comme terreau de l’expression punk, que nous avancerons dans cet article en proposant une analyse construite sur un corpus (celui de la scène punk en France[2]) dont le périmètre prend en compte la longue durée (quarante ans).

1. Des amours adolescentes aux liaisons dangereuses (1976-1980)

Dans la France du président centriste Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981) où bruissent encore les échos du gaullisme finissant et de mai 1968, l’explosion punk, marquée dès l’été 1976 par le premier festival punk au monde organisé à Mont-de-Marsan (Landes), prend à revers la morosité ambiante liée à la crise économique et à la forte hausse du chômage, et clame son refus de l’ennui[3]. Cette posture provocante traduit l’état d’esprit d’une jeunesse plus que jamais animée par le sentiment confus d’une urgence, d’une liberté à réinventer dans un monde trompeur et trompé. Le Peace and Love des aînés (Sirinelli, 2003), devenu au mieux une caricature, au pire une anesthésie globale de la révolte, a montré ses limites. Alors que la contre-culture des années 1960 a tenté de s’opposer aux formes répressives et conservatrices de la société traditionnelle (Robert, 2013), le punk suggère, à [End Page 3] la fin des années 1970, que cet idéal de liberté a été récupéré par un nouveau régime de domination bien plus dangereux, pervers et séduisant en ce qu’il porte le masque trompeur de l’hédonisme. La contre-culture hippie avait certes ouvert des espaces de permissivité en termes de mœurs et d’amour. Mais le punk, conscient de l’inanité d’une posture béate désormais débordée par les enjeux d’une société qui sécrète efficacement les illusions d’un avenir à bon marché inscrit dans le consumérisme et les rêves enchantées du petit écran, tord ces espoirs vers lui-même et les transforme. La violence et l’ironie mordante des textes portés par une musique simple, efficace, urgente et sans concession alimentent cette posture de défiance. Arborées comme des vêtements de tous les jours, les tenues relèvent d’une provocation assumée inscrite dans l’esthétique fétichiste. Les codes du bondage et du sadomasochisme (chaînes, colliers de chiens, cuir, latex) tournent en dérision l’amour libre en construisant une image provocante, sexuelle en apparence, mais subversive en substance. Car il s’agit bien en réalité d’un découpage quasi chirurgical des relations de pouvoir qui sont masquées par l’impression de liberté.

Dans ce contexte de dynamitage des codes, l’amour pose un double problème : s’il est à la fois l’impulsion vitale irrépressible qui anime une jeunesse libérée des carcans du vieux monde, il suggère en même temps que cette aspiration légitime aux sentiments et à l’intime peut être un piège, ouvrant dès lors sur une critique plus corrosive des états de domination, d’aveuglement et d’égarement auxquels conduit l’état amoureux (Gioia, 2015). D’une certaine manière, le punk réinvente alors la force d’un discours critique sur l’amour. Sans se confondre avec la position des moralistes du XVIIe siècle, des naturalistes du XIXe siècle ou même des féministes du XXe siècle, qui s’accordaient à voir dans l’amour tantôt une illusion, une expression de la vanité humaine, tantôt une ruse de la nature et surtout un moyen d’assujettir les femmes, le punk interroge au prisme d’une nouvelle raison cette passion qui traverse le monde et meut les êtres les uns vers les autres. C’est l’absence même de perspectives qui pose le No Future non seulement comme la condition du « jeune punk moderne » (Hebdige (1979), 2008), mais également comme une posture qui doit permettre l’examen de conscience d’une génération en révolte dans un monde en décomposition sociale avancée. Lorsque les Pistols chantent « There is no future in England’s dreaming », c’est exactement cette question du rêve humaniste, solidaire, social, et par extension celle du « rêve en rose » et du filtre amoureux, qui se pose. Le scepticisme qui en résulte est parfaitement légitime, dans la mesure où sont mis en balance, au moins dans un premier temps, les bénéfices et les coûts de la relation amoureuse. En 1977, le punk s’impose donc comme l’un des segments fondamentaux de la critique du conservatisme, et c’est au prisme de cette critique que l’amour devient l’objet de lectures en forme d’introspection qui articulent, parfois dans un même ensemble textuel ou dans un même album, les facettes jouissives des émois juvéniles et les pièges directement attachés aux emprises amoureuses.

À l’heure de la rupture punk, trois orientations majeures sont repérables dans notre corpus. Le premier discours se réapproprie l’incendie allumé par le « rock and roll » (expression imagée utilisée à l’origine comme une allusion pudique à la pratique du sexe) à la fin des années 1950, et aborde l’amour comme une force irrépressible avec laquelle garçons et filles doivent inévitablement composer : une expérience heureuse ou malheureuse. Les relations amoureuses, essentiellement hétérosexuelles, représentent un thème inégalement investi par les groupes mais néanmoins fréquent, qui émerge à partir de configurations encore classiques au sein de la culture rock. Ces textes interrogent les expériences amoureuses presque exclusivement du point de vue des garçons. La division [End Page 4] sociale du travail artistique qui organise la scène punk place les garçons, au moins dans un premier temps, en position de maîtriser le discours de l’amour. En effet, même si un changement s’annonce précisément avec le punk, ce sont bien les garçons qui s’expriment en premier, ce sont eux qui composent, montent sur scène, jouent de la guitare et chantent (Shepherd, 1987 ; Clawson, 1999) devant un public mixte mais néanmoins largement féminisé. Le groupe parisien Stinky Toys, emmené par une femme – Elie Medeiros –, constitue une exception notable ; et il n’est d’ailleurs pas fortuit qu’un morceau comme « Lonely Lovers » (album Stinky Toys, 1977) appréhende le thème de l’amour sous l’angle de la romance, quitte à jouer sur les apparences et les faux-semblants : « Come on man! / Tell me you love me / Even if we know you’re lying! ».

Derrière ce récit encore conventionnel qui ne s’éloigne guère des représentations et des stéréotypes de genre, ou qui ne remet guère en cause les modèles hégémoniques de masculinité et de féminité, sourd cependant ponctuellement un discours plus abrasif qui permet d’entrevoir précisément le brouillage que le punk commence à distiller. Ainsi le groupe bordelais Strychnine, dans « La leçon » (album Jeux cruels, 1978) imagine un renversement dans lequel le rapport amoureux devient l’occasion d’un apprentissage qui assujettit le désir du garçon au bon vouloir d’une compagne plus âgée ou plus expérimentée. Placé en position de novice, le garçon n’a d’autre choix que d’avouer sa candeur et d’implorer sa partenaire afin d’acquérir les clés du bonheur : « Tu connais l’affaire dans ses moindres détails/ Moi je suis au début et je n’ai pas d’instinct ». Si la plénitude amoureuse s’inscrit ici dans la jouissance et les plaisirs de la chair sous l’angle de la « première fois », c’est bien dans cette initiation orchestrée par une femme qui détient le savoir et le pouvoir que se niche la dimension subversive du texte : « Dans ta forêt je suis perdu / Toi. Apprends-moi, apprends-moi ! ». En ce sens, Strychnine prend à contrepied la figure de l’homme viril qui mène la relation à sa guise et impose sa toute-puissance amoureuse, une représentation détournée à l’envi par nombre de groupes punk. The Boys, par exemple, jouissent d’un réel succès en Grande Bretagne et en France avec « First time », un titre qui parodie les codes de la boom adolescente et des premières amours dominées par l’impétuosité du désir masculin : « Oh, oh oh oh, it’s my first time ! / Oh, oh oh oh, please be kind ! / Oh, oh oh oh, don’t hurt me ! ». Mais quoique sulfureux, l’amour punk de « La leçon » se contente de reproduire une forme finalement bien connue des relations amoureuses, dans lesquelles la femme experte n’est autre que la putain chargée de déniaiser le jeune homme de bonne famille. En revanche, dans le cas des Lou’s, groupe lyonnais exclusivement féminin, la provocation rompt plus nettement avec les figures établies. Si, en prônant la débrouille et le Do It Yourself (DIY) le punk en France permet de révéler à partir de 1976 l’existence et la vitalité d’une scène rock impatiente qui ne s’embarrasse pas de savoir s’il convient de maîtriser plus de trois accords, il donne aussi l’occasion aux filles de s’exprimer. Avec « Take a ride », chanson qui figure dans le film La Brune et moi (Philippe Puicouyoul, sorti en salle en avril 1981), les Lou’s accompagnent la mise en scène d’une figure radicalement nouvelle : une jeune punkette émancipée, bondissante, engagée, qui séduit un producteur et l’enjoint littéralement de faire d’elle une « punk star ». Au-delà des mots, les attitudes provocantes et sexuellement explicites du groupe féminin permettent de donner un sens aux ambitions punk : l’amour est ici une arme et les filles punk ont désormais tout loisir d’en user pour déstabiliser l’ancien monde et subvertir l’ordre patriarcal.

En contrepoint des jeux de l’amour, un deuxième ensemble, au discours plus contrasté et moins conventionnel, se distingue. Il se fissure rapidement sur la question du [End Page 5] bonheur amoureux et laisse apparaître des figures beaucoup plus noires. L’amour y est appréhendé comme un piège, voire comme une emprise ouvrant sur différents mal-êtres. Les textes, sombres, explorent la partie la plus secrète et plus taboue des relations amoureuses. L’amour constitue un lieu de tensions dans lequel s’expriment différentes formes de frustrations. Ainsi Strychnine, dans « Obsession » (album Je veux, 1981) revient fréquemment sur ce côté obscur dans des compositions qui abordent la jalousie et l’envie ou expriment la frustration des amours à jamais perdues : « Il ne faut pas chercher, au rayon des intouchables […] / J’aurais bien voulu me placer, mais l’autre y était déjà […] / Obsession, obsession, tu as touché le fond / Obsession, obsession, excitation ». La dureté du quotidien constitue par ailleurs l’une des dimensions à laquelle s’arrime la question de l’amour, soit parce que la violence des jours est directement intégrée à cette problématique des misérables et des mal-aimés, soit parce que les rapports de force (domination, perversions, dérives ou exploitations de l’autre) impriment à la relation amoureuse une violence qui tord la raison même des sentiments. À ce titre, l’exemple le plus marquant reste sans doute le cas de la prostitution. Gazoline, le groupe punk d’Alain Kan, s’approprie immédiatement ce thème et l’intègre à l’univers interlope des nuits parisiennes, associant désir, déchéance et noirceur du temps, expression d’une vie étroite, exploitée et sans espoir. Leur morceau « Sally » (45 tours Sally / Electric Injection, 1977), est à cet égard particulièrement éloquent : « Sally petite fille du trottoir est une blonde aux racines noires / Elle est vraiment jolie le cul moulé dans son slip léopard […] / Sally petite fille de la rue est du genre dépression / Souvent elle a voulu se trancher les poignets en deux morceaux ». Le punk ouvre par ailleurs une brèche franche dans le silence qui entoure la prostitution masculine. Aux États-Unis, dès 1975, les Ramones avaient franchi le pas avec une composition de Dee Dee Ramone largement autobiographique (« 53rd&3rd »). En France, Strychnine s’empare du thème avec « Pas besoin d’être un homme » (album Jeux cruels, 1978) osant la mise en abyme des bonne et mauvaise consciences : « Tu as vu le jeune garçon qui attend là-bas / Le jean est serré et les traits sont purs / Ton portefeuille est épais et les temps sont durs, durs / Pas besoin d’être un homme pour gagner de l’argent ». L’album des Bordelais regorge du reste de textes dans lesquels la domination, voire la perversité des relations amoureuses, constituent le cœur de l’argument artistique. « Jeux cruels » n’envisage guère la relation amoureuse autrement que comme une épreuve de force, dans laquelle l’un des partenaires est forcément le bourreau, l’autre la victime : « Je suis le gardien de son corps, je détruis sa vie / Je suis un bourreau, rien qu’un bourreau ». Le thème est repris sous l’angle de l’emprise possessive, sans qu’il soit possible de dire, au-delà de l’interprétation masculine, qui de l’homme ou de la femme se trouve pris dans les mailles du filet, à l’instar de « Lâche-moi » : « Tu crois que tout t’appartient, tu crois que je suis ton bien / […] Lâche-moi, je ne veux pas de toi ». L’ensemble préfigure la raréfaction du thème des aventures joyeuses de l’adolescence amoureuse ainsi que la densification des figures sombres de l’amour et des frustrations qu’il peut engendrer, ouvrant sur la mort et le suicide, deux thèmes qui prendront toute leur dimension dans les générations suivantes.

Un dernier segment du discours amoureux est celui qui compose une trame serrée entre amour et addictions. L’amour de la défonce et de l’alcool vient ainsi nourrir le registre punk pour pallier les vides d’une vie sans amour et pour accompagner la lente perdition d’un monde sans substance, un univers dans lequel privés d’une force qui les meut et les transcende, les êtres ne semblent exister que pour mieux se détruire. Les textes du groupe parisien Asphalt Jungle (45 tours Déconnection / Asphalt Jungle, 1977), emmené par Patrick [End Page 6] Eudeline, sont à cet égard emblématiques : « À l’aube tu descends bien saccagé / Le cœur en lambeaux qui ne bat pour personne ». Dans un style qui demeure très personnel, tout en empruntant tantôt à Burroughs, tantôt à Lester Bangs, Eudeline tisse des textes en forme de poésies désespérées. « Love lane » 45 tours Poly Magoo / Love Lane, 1978) est une complainte erratique qui prône l’amour de la dope, car le chemin de l’amour n’est en réalité que celui du besoin sans cesse renouvelé des états éthérés : « Babe, babe, babe babe blue/ C’est la loi du love lane / C’est la loi de la vie […] / C’est Love Lane où je m’éveille chaque matin […] / Too much junkie business ». Au milieu de la ville tentaculaire et anonyme, les héros du punk parisien ne sont que des pauvres hères perdus dans leurs rêves, pendant que leur cœur se dissout dans l’alcool et l’ennui, comme dans « Planté comme un privé » (45 tours Planté comme un privé / Purple Heart, 1977) : « Planté comme un privé au fond de la ville / Encore un dernier cocktail, comptoir anonyme […] / Planté comme un privé au fond de la ville / Tous ces gens mauvais acteurs et moi encore seul ». Le mythe du « grand amour », celui du Peace and Love des aînés, se trouve ainsi désossé, démantibulé et alcoolisé. Passé au crible de la grande « Déconnection » (45 tours Déconnection / Asphalt Jungle, 1977), il devient un repoussoir, tandis que le hippie, figure archaïque reniée par les punk de la première heure, incarne l’échec d’une idéologie débordée par les violences du quotidien : « Hey, toi dans la rue, tout près des crachats de voiture / Tu fais la chasse aux hippies le dimanche après-midi quand ta télé est cassée / […] La ville qui dort t’attend / Tu vas casser les distributeurs, braquer les pharmacies et boire de la bière ».

Par conséquent, dans cette explosion punk, l’amour écorché n’est encore que cet émoi ou cette absence dont il convient de scruter les incidences en termes d’émotions. Le punk tente d’exprimer simultanément le plaisir et la méfiance à l’égard d’une dépendance amoureuse qui peut constituer un piège ou a contrario relever de cette douleur lancinante animant des vies condamnées à scruter un horizon sans avenir ni amour, replié sur lui-même. Le discours est ici largement auto-référencé en ce qu’il reste essentiellement tourné vers les acteurs et n’exprime que la propre finalité des rapports interpersonnels, aussi glauques soient-ils. Avec l’émergence d’une seconde génération au-delà des années 1980, beaucoup plus politisée, le discours tend à changer de nature et le prisme amoureux de fonction : de la plainte ou la complainte émerge une posture critique, un miroir déformant tendu au monde destiné à mieux en saisir les convulsions et les contradictions.

2. Toute la misère du monde (1980-2000)

Dans le contexte des années 1980, marqué par la crise économique et le retour au pouvoir des conservateurs (Reagan et Bush aux USA, Thatcher en Grande-Bretagne) une nouvelle vague punk, davantage politisée, émerge, portée par Black Flag ou les Dead Kennedys aux USA, et par Crass en Angleterre. En France, bien que les « forces de progrès » soient arrivées au pouvoir en 1981, le tournant de la rigueur amorcé par la gauche mitterrandienne dès 1983, la montée du chômage et l’essor sensible de l’extrême droite, les mouvements sociaux et antiracistes dynamisent les discours de résistance et la réinvention du punk : la dimension engagée des textes s’affirme. L’émergence d’une scène indépendante, qui commence à se structurer autour de labels efficaces (Bondage, Boucherie Productions), de réseaux de bars et de lieux de spectacle autonomes, le soubassement idéologique ancré [End Page 7] dans une revendication anarchiste et libertaire plus nette (Gosling, 2004), mais également la relative homogénéisation qui marque les compositions, le son et les productions artistiques du punk sont autant de facteurs qui concourent à délimiter un courant musical, artistique et politique – l’anarcho-punk –  beaucoup plus visible, repérable et stratégique dans ses luttes et ses mots d’ordre. « La jeunesse emmerde le Front national », slogan issu du morceau « Porcherie » (album Concerto pour détraqués, 1985) de Bérurier Noir illustre ces prises de positions. La transition s’opère dans un temps relativement ramassé, au creux des années 1981-1983, lorsque des groupes dont l’histoire s’enracine dans la matrice punk originelle comme Camera Silens (Bordeaux), La Souris Déglinguée (Paris), Bérurier Noir (Paris), Oberkampf (Paris), commencent à acquérir une visibilité nationale et à fédérer un public autour de nouveaux combats (condamnation des extrêmes politiques, du racisme, des violences policières, défense de la jeunesse ou des exclus). Dynamisé par l’apport du punk britannique engagé sur le versant des luttes sociales et ouvrières (Angelic Upstart, Cockney Rejects), ce deuxième souffle punk délimite de nouveaux territoires et de nouvelles focales.

Dans ce contexte, le thème de l’amour est traité différemment. Petit à petit, un basculement s’opère, de l’amour comme sentiment à l’amour comme miroir du désarroi quotidien et des violences sociales, économiques, politiques. Les groupes s’engouffrent dans une voie entrouverte par Métal Urbain dans la période précédente ; la violence dérangeante d’un morceau comme « Crève Salope » (33 tours Les hommes morts sont dangereux, 1981) montre de quelle manière le discours amoureux dans le punk devient progressivement un thème qui permet, par effet de miroir tendu à la société, de dénoncer toute la misère du monde : « Du sang plein le con / Tu pues tu chies tu râles / Fout ma bite dans ton cul / Je te déchire je t’égorge / Ta vie vaut pas cent balles / Sale putain dégueulasse ».

Avec « Suicide » (album Réalité, 1985), Camera Silens approche l’amour par la solitude, l’absence de perspectives et le jeu d’une séduction macabre qui trouve sa propre fin dans le désespoir « quatre-vingt-dix étages plus bas ». Car c’est bien la grande faucheuse qui est ici décrite comme l’amante, et le jeu des mots se plaît à confondre l’amour et la mort : « Je n’sais pas si elle voudra de moi […] / Je la vois en bas, elle est là, elle est ma mort ». Très rapidement, Bérurier Noir, dont l’audience va croissant durant les années 1980, s’emploie à dénoncer la violence quotidienne, en particulier celle vécue par les femmes, les étrangers, les populations vulnérables et tous ceux qui n’entrent guère dans le moule de la société des gagnants. Le thème de l’amour n’est alors plus l’occasion de disserter sur les seuls sentiments amoureux, mais renvoie à une lecture particulièrement crue de la comédie humaine. Les textes se font directs, incisifs ; plus d’allusions, plus d’implicite, juste l’implacable réalité d’un monde en perdition. Ainsi, « Elsa je t’aime » (album Macadam Massacre, 1984) évoque la mort de l’autre que l’on tue pour le posséder : « Tu es douce comme la mort / Tu es douce donne-moi ton corps / Tu es douce j’en veux encore/ Mais tu es morte, je t’ai tué/ Mais tu es morte, pour te garder / Mais tu es morte, peux-tu m’oublier ? / Je t’aime Elsa ». « Hélène et le sang » (album Concerto pour détraqués, 1985) évoque même frontalement le thème du viol, questionnant ainsi une société en perte de repères, en mal de solidarité, une société en décomposition sociale avancée, territoire de nouveaux prédateurs : « Tu retrouveras les salopards/ […] Qui t’ont violée dans un bar / Des marques sur ta peau/ Sous la gorge un couteau/ Quatre salopards/ Une nuit de cauchemar/ Tu n’as plus rien à perdre/ Il te reste la haine ».  Pour Oberkampf, « Linda » (45 tours Linda, 1983) incarne ce « mime pervers de la vie », amour ravagé par la drogue et la prostitution : « Mais qu’as-tu fait de ta vie Linda/ Et [End Page 8] cette putain d’aiguille dans ton bras/ Qui te suce qui te suce qui te sucera /Jusqu’au trépas/ […] Mais Linda tu es morte maintenant / Bonne nuit Linda ».

Dans les décennies 1980-90, la noirceur envahit donc les thèmes des chansons punk de manière plus crue, détournant la fonction initiale du discours amoureux centré sur la relation elle-même et ses affres, pour projeter sur le monde une lumière vive et sans concession. Les thèmes sombres et violents, plus régulièrement privilégiés, deviennent la marque de fabrique de la « chanson d’amour punk » qui embrasse le suicide, l’exploitation de l’autre, le racisme, l’intolérance, la haine et la violence, l’exclusion, le sexe sans amour et le viol. Dans cette dynamique, l’une des particularités du punk est bien de se situer dans une forme de réinvention permanente qui subvertit les codes établis pour recomposer ses cadres d’action. Un bon exemple est fourni par « Adolf mon amour », morceau hautement subversif de Gogol Ier (album Vite avant la saisie, 1982), qui met en scène un coït passionnel et cru impliquant Hitler saisi dans des postures équivoques, participant pleinement à déconstruire l’image de toute puissance du Führer, et à dénoncer violemment le nazisme : « Adolf mon amour,  je t’en prie mon dieu, prends ma chatte oh je t’en prie, donne-moi ta liqueur oh oui, glisse ta petite quéquette dans ma chatte, ah mets-toi à quatre pattes, Adolf je t’en prie, Adolf pour la vieeeee ». La violence sociale appelle également un contre-discours susceptible de retourner la haine pour en faire une arme de résistance, comme l’avait suggéré en son temps Clash dans « Hate and War » (album The Clash, 1977). Ce que nous pourrions appeler de manière provocante la « chanson de haine », véritable invention punk, est en réalité une dénonciation et surtout une manière provocante d’inciter à l’amour. Dans « Rock’n’Roll Vengeance » (album La Souris Déglinguée, 1981), les Parisiens de La Souris Déglinguée retournent à leur façon le discours du racisme engagé et déclarent leur haine aux ennemis de l’humanisme et de l’amour : « Est-ce que tu le sais, pourquoi je te hais / Pourquoi je me bats toujours contre toi / Je cherche à détruire tous tes préjugés / Je cherche à détruire toutes tes croix gammées ».

3. Un monde sans espoir (2000-)

Dans la décennie suivante, l’amour conserve dans les textes punk ce rôle de miroir « sale » des réalités du temps. La chanson d’amour, si tant est que l’on puisse lui conserver ce nom, devient un exutoire pour cracher la haine d’un monde violent où règne la loi des plus forts, de ceux qui écrasent et contraignent leurs semblables. Cette critique réitérée du punk à l’égard des faillites sociales du monde moderne trouve à s’exprimer frontalement avec Les Sales Majestés dans « Y a pas d’amour » (album éponyme, 2000). Le morceau, construit selon une progression tragique, décrit le processus implacable de reproduction de la violence qui s’inscrit, précisément, dans la violence des jours et les vides d’une vie sans amour : la loi des plus forts, l’absence de rédemption et de pardon, et le jusqu’au-boutisme de ceux qui ont tout perdu, trop longtemps, et que même l’amour hypothétique ne peut plus sauver de la violence. Le refrain, implacable, est éloquent : « Y’a pas d’amour, y’a pas d’amour/ Y’a que de la haine et des vautours / Y’a pas d’espoir, y’a pas d’espoir / Y’a que du sang c’est un cauchemar ». De manière assez similaire, Tagada Jones, dans « La Raison » (album Descente aux enfers, 2011), interroge la ligne de partage entre égoïsme, individualisme, dureté de la vie, amour et entraide. L’amour n’a de sens que dans le partage d’une vie meilleure, et c’est exactement [End Page 9] dans ce contraste entre refuge et partage que s’inscrit la dimension politique du texte : « Et elle me dit toujours, qu’il nous reste l’amour / Qu’on a qu’à tout laisser couler / Partir ensemble et s’évader / Et elle me dit toujours, qu’il nous reste l’amour/ Que les hommes se trompent tout le temps / Aveuglés par la puissance et l’argent ! ».  C’est précisément bien de partage qu’il est question dans « Camarades », supplique des Sales Majestés (album No Problemo, 1997) : « Aimer son prochain ne rapporte rien / C’est toute la tragédie du genre humain / Et si le monde ne ressemble plus à rien / C’est parce qu’on oublie souvent son voisin […] Quels que soient ton pays, ta couleur (camarade) / On a partout sur terre droit au bonheur (camarade) ». L’entraide, la coopération, le respect de l’autre ne sont en réalité que les facettes d’un humanisme à réinventer dans une société qui ne saurait renoncer à l’amour.

La complexité et la richesse du corpus des textes punk de cette « troisième génération » permettent également de poser la question du bonheur retrouvé : n’y aurait-il d’amour que l’absence d’amour ? Le caractère résolument original du groupe breton du punk celtique Les Ramoneurs de Menhir (dans lequel on retrouve Loran, ancien membre de Bérurier Noir), lié à leur fort attachement au folklore traditionnel qu’ils revisitent en amoureux de la Bretagne et défenseurs des cultures régionales, invite sans doute à relativiser cette question. Mais en se réappropriant les figures traditionnelles de l’homme et de sa belle, dans la Blanche Hermine (Gilles Servat) le punk des Bretons n’évite pas de réinscrire l’amour dans une configuration de genre pourtant largement critiquée par ailleurs : celle d’un ordre immuable, qui structure les rapports sociaux de sexe et les relations hommes / femmes : pendant que l’homme part à la guerre défendre ses terres et sa culture, sa belle l’attend sur le pas de la porte. De même, Tagada Jones, dans le morceau « Karim et Juliette » (album Dissident, 2014) qui peut se lire comme un détournement de l’œuvre shakespearienne, prend le parti de tordre les conventions et les représentations sociales pour livrer un message d’espoir sur fond de mixité sociale et de transcendance amoureuse : « N’en déplaise à ces gens / Qui votent plus foncé que blanc / Ils vécurent heureux / Et eurent beaucoup d’enfants / Pas de petits noirs ni de petits blancs ». Si l’amour acquiert dès lors une forme de légitimité dans la sphère punk, c’est en prenant à contre-pied le discours plus traditionnel de l’amour idéalisé qui se suffit à lui-même. La chanson d’amour devient en quelque sorte un analyseur de la société, une grille de lecture des rapports de force et de la violence. Elle sert de révélateur à la noirceur du temps et permet d’amplifier et de mieux détourer, dans ce contraste saisissant, les figures de la misère du monde : exclus, paumés, junkies, caïds des cités obsédés par leur « teub », racistes, filles perdues, prostitué(s), violeurs et violé(e)s, meurtriers et taulards. Il s’agit bien d’un dynamitage en règle du discours amoureux par le bas, un « fondu au noir » dont les limites restent d’autant plus imprécises que la société redéfinit au fil du temps ses propres frontières en matière de violence, de provocation, de tolérable et d’intolérable. On peut ainsi questionner les mutations de la provocation dans un contexte très contemporain, au travers des polémiques qui ont accompagné la naissance du groupe de punk nantais Viol (interdit de concert à Paris en 2015) et la publication de ses chansons, en particulier la chanson « Viol » (2009), qui donnent le sentiment – et tout est dans cette question de la représentation – d’une normalisation de la violence, voire d’un appel au viol : « Dans la rue tu m’as provoqué / Petite pute à souliers ! / Tu pensais te faire sauter par ton mec / Mais dans une poubelle je vais te prendre à sec ! ». La subversion et la dénonciation de la misère du monde par la subversion doivent-elles et peuvent-elles s’accorder sur des limites ? Considérer le punk comme le prisme au travers duquel se lisent [End Page 10] les transformations sociales invite à questionner ces ambiguïtés. Un travail d’envergure sur ce thème essentiel reste encore à produire.

Enfin, le punk emprunte aux œuvres désormais établies des musiques populaires pour les retourner, se les réapproprier et y inscrire sa marque. À l’appui des thématiques de fond et de leurs transformations dans le temps, ce jeu subtil s’applique également aux formes. Toute l’originalité du prisme amoureux revisité par cette troisième génération punk réside précisément dans la reformulation très personnelle de thèmes conventionnels. Ce qui crée la rupture n’est donc pas systématiquement le changement d’objet à l’intérieur du territoire amoureux, mais le filtre technique qui lui est appliqué et qui, par un décalage subtil, rend singulièrement insolente une situation amoureuse tombée dans la banalité des usages sociaux, voire dans l’ordinaire du rock and roll et de ses figures imposées. Dans la lignée d’Oberkampf, qui s’était saisi de la figure mythique de la poupée dans « Poupée de cire » (45 tours Couleurs sur Paris, 1981) pour la détourner et la transformer irrespectueusement en « salope », dans un hommage impertinent que n’a jamais désavoué Gainsbourg, les Sales Majestés, dans « Love Story » (album Y a pas d’amour, 2000) s’emparent de la poésie gainsbarienne pour proposer leur lecture revue et corrigée du mythe amoureux, poétique, à l’aune de l’individualisme et de la consommation de l’autre : « Je sais peut-être que tu y as cru / Mais c’était qu’une histoire de cul / Je suis venu te dire que tu t’en vas / Je n’y peux rien désolé c’est comme ça / Je suis venu te dire qu’il faut partir / Rentrer chez toi pour ne plus revenir ». Il est vrai que Gainsbourg, qui avait déjà travaillé avec Bijou à la fin des années 1970 (« Les papillons noirs », album OK Carole, 1978), n’avait pas hésité à pervertir le genre de la chanson d’amour, privilégiant à la romance la dimension hyper sexualisée des rapports amoureux.

Le punk français rêve-t-il donc en rose ? Si la chanson d’amour punk emprunte dans un premier temps la voie des amours adolescentes, entre appropriation libertaire et révolte, parfois poussées à l’extrême tant du côté des fantasmes et de la perversion que des formes d’addiction supposées combler les vides de vies pensées sans avenir ni amour, cette construction évolue au fil des générations musicales, en dynamitant les codes de la chanson amoureuse, en détournant les figures mythiques du « peace and love », de l’amour mainstream et des formes poétiques, mais surtout en s’évadant du simple jeu amoureux pour venir refléter par effet de contraste sidérant ce que l’amour absent ou dénaturé peut révéler de la noirceur du monde. Ce faisant, chaque groupe, à sa manière, réinvente amoureusement sa critique, son credo et sa morale de l’histoire, invitant ainsi à réfléchir, au fil des morceaux, à ces manques et à ces marques de la violence dans une vie que personne ne songe réellement pouvoir vivre sans amour.

Ajoutons que si la critique du paradis de l’amour n’est pas l’apanage du punk, une part non négligeable de la production artistique populaire s’en est largement inspirée. La création musicale s’insère en effet avec un certain bonheur dans une forme de désenchantement tangentiel à la poétique punk. Cette vague génère une lecture subversive des rapports amoureux dont s’inspirent des artistes qui pour certains sont directement issus de la scène punk – « Les histoires d’amour finissent mal en général » (Rita Mitsouko) –, qui flirtent avec elle – « L’amour c’est du pipeau, c’est bon pour les gogos » (Fontaine) –  ou encore qui sont en recherche de nouvelles figures pour prolonger un style qu’ils ont eux-mêmes largement façonné depuis les années 1960 – « C’est l’Hymne à l’amour (moi l’nœud) » (Dutronc, Gainsbourg). La littérature, avec des auteurs comme Michel Houellebecq ou Virginie Despentes, n’est pas en reste, reprenant peu ou prou cet héritage critique punk dans les [End Page 11] années 1980-1990, alors que, symétriquement une large partie des philosophes contemporains (Badiou, Ferry) abandonne ce terrain pour développer un discours d’éloge et de magnification qui réinstalle la relation amoureuse dans ses carcans conservateurs et puritains.


[1] Wilhelm Reich (1897-1957) est un psychiatre, psychanalyste et critique de la société autrichienne. Celui qui fut le plus jeune collaborateur de Freud est connu pour ses contributions à la sexologie et à la thérapie psychanalytique et son engagement en faveur de l’émancipation de la satisfaction sexuelle (la « fonction de l’orgasme »). Il est notamment l’auteur de La fonction de l’orgasme, Paris, l’Arche, 1957 [1927].

[2] Notre corpus comprend des groupes qui se désignent comme punk ou qui sont désignés comme tels par les institutions, les médias, les acteurs du monde de la musique, etc. Pour davantage de détails sur ces processus de désignation et d’auto-désignation, voir Robène/Serre 2016 et Robène/Serre 2017.

[3] Contrairement à une idée encore trop souvent répandue (à la fois dans le champ académique – voir Briggs, 2015 – et dans la sphère médiatique – Eudeline, Tandy, etc.) qui voudrait que le punk en France se réduise à un épiphénomène (parisien, dandy, etc) et ne soit qu’une pâle transposition des modèles anglo-américains, notre projet de recherche PIND a pour objectif de dépasser le spectre d’un phénomène réduit à l’évidence culturelle anglo-américaine. [End Page 12]

Bibliographie

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